Comment peint-on un silence ?

À l’heure où le « formalisme zombie » corrompt un peu plus chaque jour le monde de l’art ; à l’heure où des pseudo-artistes se pensent à l’avant-garde en reproduisant quasi à l’identique des œuvres qui ont pourtant plus d’un siècle, encouragés dans leur fausse démarche d’expérimentation par tout un microcosme essentiellement composé d’investisseurs et de succédanés créatifs ; à l’heure où l’on prône l’avènement prochain, voire urgent, d’un art qui se voudrait radicalement « informel » et « invisuel », piétinant au passage des savoir-faire séculaires que l’on considère désormais comme has been ; à l’heure, enfin, où l’on glorifie la médiocrité au détriment de tous ceux qui peaufinent leur technique dans l’ombre ; subsiste, çà et là, une poignée de peintres foncièrement figuratifs qui semblent se soucier de tout ce charivari spéculatif comme d’une guigne.

Ces derniers agissent dans le silence de leur petit atelier ; déambulent dans les musées pour s’inspirer des maîtres anciens et effectuer quelques croquis ; puis rentrent chez eux avec la tête pleine de grandeur et d’humilité. Ils forment, dans le silence assourdissant où l’on se plaît à les plonger, ce que Benjamin Olivennes nomme sobrement « l’autre art contemporain ». Parmi ceux-là, parmi ce groupe réduit d’irréductibles rêveurs, se trouve un jeune peintre dont le nom mérite d’être extirpé du lot : Bruno Pisano.

Le travail de Bruno Pisano se veut en effet rigoureusement figuratif, puisant ses influences chez des artistes aussi variés et différents que Ribera, les surréalistes ou le premier Freud. De la nature morte au portrait, en passant par des sortes de paysages que l’homme semble avoir subitement désertés, Bruno Pisano promène son œil scrutateur d’un sujet à l’autre avec l’avidité de celui qui veut tout voir et tout saisir du bout de son pinceau. Cette fringale thématique s’accompagne étonnamment d’une espèce d’éloge de la lenteur et du silence. Le geste est maîtrisé, précis, méticuleux, sans pour autant verser dans une obsession réaliste qui risquerait de figer irrémédiablement le sujet, le privant par là même de toute dimension énigmatique. Or – et c’est à mon sens de là que provient une partie de sa force – la peinture de Bruno Pisano se propose de questionner notre rapport à la banalité en conférant notamment aux objets qui nous entourent un certain mystère, quelque chose qui relèverait d’une vie secrète des choses que seul le regard du peintre serait en mesure de révéler. Il nous invite, d’une certaine manière, à redécouvrir nos intérieurs tels qu’ils s’immobilisent dans l’intimité qui est la leur pendant que nous vaquons à nos obligations professionnelles et sociales. Ainsi représente-t-il une chaise attendant patiemment devant un radiateur que l’absent revienne pour la débarrasser d’un morceau de tissu dont on peine à identifier la forme. Ou une multiprise surchargée qui agit comme le symbole d’une société saturée d’écrans, mais au pied de laquelle un téléphone portable gît et nous rappelle qu’une résistance reste possible. Ou encore cette théière peinte en plongée et qui trône sur un modeste guéridon en bois que l’on prendrait presque pour une sculpture futuriste.

Quant aux rares portraits réalisés – le plus souvent féminins – Bruno Pisano les traite avec une application qui semble accrue. Le trait se fait plus tranchant ; les couleurs se font plus vives ; une angoisse diffuse affleure et nous étreint. Sans doute est-ce par ce biais qu’il communique au contemplateur la soucieuse importance qu’il accorde au sujet, à cette jeune femme dont le visage quelque peu mélancolique se montre sans pour autant se dévoiler. Là, dans ce regard qui vagabonde vers un ailleurs qui se situe hors-champ, se joue, une fois de plus – comme c’est d’ailleurs déjà le cas dans ses natures mortes – le petit drame quotidien de cette absence à soi-même – et à laquelle nous aspirons tous par moments, ou que nous subissons bien malgré nous comme une malédiction.

En définitive, Bruno Pisano met sa peinture au service d’une figuration classique qui, paradoxalement, cherche à dire l’indicible et à montrer l’immontrable : le silence d’une pièce vide de toute présence humaine, mais qui continue de vivre cependant ; et la lenteur d’une introspection à laquelle la représentation d’un visage autre nous exhorte, tout en nous paraissant étrangement intime et personnel.

Il apporte ainsi la preuve éclatante que la peinture figurative ne se tarit jamais – et qu’elle continuera encore longtemps de questionner notre place au monde avec les moyens séculaires qui sont les siens.

Julien Margallo

@julien_margallo35